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des arts A. Malraux

Man Ray, “ Le Violon d’Ingres ”, 1924

Épreuve gélatino-argentique, 31 x 24,7 cm ; Centre national d’art et de culture Georges Pompidou, Paris, France

Man Ray, Le Violon d’Ingres, 1924 ; épreuve gélatino-argentique d’après une épreuve argentique retouchée au crayon et à l’encre de Chine et rephotographiée, (tirage original ayant appartenu à André Breton), 31 x 24,7 cm ; Centre national d’art et de culture Georges Pompidou, Paris, France

 

Longtemps, les relations entre la photographie et l’art oscillent entre alliance mutuellement bénéfique et hostilité déclarée. Au XIXe siècle, la photographie a souvent eu un temps de retard sur les principaux courants esthétiques émergents, mais au XXe siècle, elle devient une partenaire privilégiée et se scinde en différents mouvements, qui reflètent les bouleversements politiques et culturels de la période.

Les expériences cubistes jettent les prémices de la photographie d’avant-garde, et Dada et le surréalisme reconnaissent rapidement le potentiel du jeune médium. Ce dernier courant voit en la photographie un moyen de revisiter la réalité quotidienne et, par l’utilisation d’effets particuliers (doubles expositions, effets spéciaux, etc.), de présenter leur vision « surréaliste » des choses. Le médium est l’une des composantes essentielles du mouvement : elle permet de produire des images qui relèvent moins de l’interprétation que de la transcription de la réalité – l’image la plus prosaïque pouvant être recontextualisée en quelque chose d’extraordinaire.

Après s’être établie dans le quartier de Montparnasse, à Paris en 1921, l’artiste américain Man Ray (1890- 1976) devient l’un des principaux représentants de la scène photographique des mouvements dadaïste et surréaliste : avec son assistante et amante Lee Miller [Elizabeth Miller dite ~ (1907-1977) photographe et reporter américaine, correspondante de guerre durant la Seconde Guerre mondiale, égérie du surréalisme] il crée le procédé de la solarisation et invente le rayogramme ; de manière générale, il tire des effets hypnotiques du brouillage des frontières entre mode et art, rêve et réalité.

En 1924, tandis qu’André Breton (1896-1966) publie son premier Manifeste du surréalisme, Man Ray fait paraître en couverture du 13e numéro du magazine Littérature une photographie qui fétichise Kiki De Montparnasse [Alice Prin dite ~ (1901-1953)] – devenue instrument de musique : pour réaliser ce portrait, Man Ray rehausse à la mine de plomb et à l’encre de Chine son tirage photographique (il dessine les ouïes d’un instrument à corde sur les reins de son modèle) avant de le photographier à nouveau.

L’œuvre met en scène une jeune femme nue, de dos. Elle est assise sur ce qui semble être la bordure d’un lit, recouvert d’un tissu à carreaux. On ne distingue pas ses jambes et ses bras sont totalement repliés vers l’avant : seule la courbure des épaules se dessine. Ses hanches sont drapées d’un second tissu qui forme comme une couronne et souligne le bas du dos et la naissance des fesses. Son visage est tourné de ¾ vers la gauche, laissant entrapercevoir son profil et une boucle d’oreille à pendentif long. Elle est coiffée d’un turban à fines rayures. La lumière vient de la droite et éclaire le dos du modèle de façon presque uniforme ; le corps se détache par sa blancheur du fond de la photographie qui est très sombre. Les courbes du corps, devenues celles d’un violon par l’ajout des ouïes, sont mises en exergue.

Cette photographie fait écho à l’une des sources d’inspiration de Man Ray : Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867). Le titre de l’œuvre reprend une expression française qui fait du passe-temps du peintre néoclassique (son affection pour le violon) l’archétype du hobby.

La relation qu’entretiennent le photographe et son modèle (ils sont amants au moment de la prise de vue) complique l’interprétation que l’on peut donner de l’image : en transformant le corps d’une femme en violon, l’artiste suggère que celle-ci est un instrument, un simple objet (privée de ses membres, sa vulnérabilité s’accroit), et le titre apposé à cette photographie suggère, tout en mettant en valeur sa beauté, que la femme serait à Man Ray ce que le violon était à Jean-Auguste-Dominique Ingres : son « passe-temps ». L’ambivalence de l’image se tempère toutefois par un bon trait d’humour.